
France et Italie : des sociétés sans enfants ?
Giovanni FUSCO
Directeur de Recherche CNRS
Directeur de Recherche CNRS, responsable de l'axe "Complexité spatiale et trajectoire des territoires" de l'UMR ESPACE et du projet européen "emc2 - The Evolutive Meshed Compact City. A pragmatic transition pathway to the 15-minute City for European metropolitan peripheries”.

"France et Italie dans la chute tendancielle de la natalité mondiale"
Quels sont les principaux facteurs socio-économiques qui influencent ou qui impactent la baisse de la natalité dans ces deux pays ?
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G. FUSCO : Il faut préciser que je ne suis pas un expert en géographie des populations, ni en démographie. Je suis un géographe de l’urbain, donc mon intérêt se porte sur les villes. Cela dit, si on tente de répondre de manière générale, il y a plusieurs éléments à prendre en compte. La baisse de la natalité, en fait, c’est un phénomène qui se manifeste à l’échelle mondiale et qui est véritablement structurant pour notre histoire humaine. Ce phénomène est intimement lié à l’augmentation du niveau de vie. Par exemple, si on remonte loin dans l’histoire, quand l’espérance de vie était plus courte et les taux de survie des enfants étaient beaucoup plus faibles, il était nécessaire de produire beaucoup de descendants pour espérer qu’un nombre suffisant survive. Mais aujourd’hui, avec l’augmentation de l’espérance de vie et une meilleure résistance aux maladies, la nécessité d’avoir autant d’enfants a disparu. On a moins besoin d’enfants pour assurer la survie de l’espèce. Cela dit, ce raisonnement global, très général, ne correspond pas forcément à la réalité vécue au niveau individuel. Et quand on raisonne à l’échelle individuelle, les choses deviennent beaucoup plus concrètes. Quand une personne se pose la question d’avoir des enfants, cela repose sur des horizons d’attente, des normes sociales, mais également un ensemble de facteurs pratiques. Par exemple, est-ce qu’il y a une organisation qui vous permet de vous prendre en charge à un certain âge ? Un système de retraite, une aide pour vous permettre de vivre agréablement vos dernières années ? Cela a beaucoup d’importance, parce que dans des systèmes où vous n’avez pas d’assistance publique, où vous ne pouvez pas compter sur une aide pour vos vieux jours, vous serez obligé à compter sur vos enfants pour vous soutenir. Mais dans les pays où les niveaux de vie ont augmenté, où les systèmes sociaux sont plus développés, l’importance d’avoir de nombreux enfants pour assurer sa survie diminue. Ce qui nous amène à une situation plus problématique, surtout dans les pays développés, où les taux de natalité tombent en dessous du taux de remplacement. En effet, le taux de remplacement est d’environ 2,1 enfants par femme, et de nos jours, on voit que la plupart des pays développés, comme l’Italie et la France, ont des taux de natalité en dessous de ce seuil. L’Italie a un taux de 1,24, et cela fait des décennies qu’ils sont sous ce seuil de 2,1 enfants par femme. La France, elle, était un cas particulier pendant quelques décennies, avec un taux plus élevé, proche de 2 enfants par femme, mais récemment, ce taux a commencé à diminuer pour parvenir à 1,64 en 2024.
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Il y a une certaine différence dans les dernières décennies entre la France et l’Italie ?
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G. FUSCO : Oui, tout à fait. Il faut dire que l’exception, pendant longtemps, c’était la France et l’Irlande. Ce sont les deux pays de l’Europe occidentale qui, avant l’élargissement de l’Union européenne, avaient des taux de natalité suffisants pour assurer le remplacement de la population. La situation était différente dans des pays comme l’Allemagne, les pays nordiques, les pays ibériques ou l’Italie, où les taux de natalité étaient déjà bien en dessous du seuil de remplacement. Cela dit, récemment, il y a une petite reprise dans les pays nordiques. On est passé de valeurs très faibles, autour de 1,5 ou 1,6 dans les années 90 à des valeurs plus proches de 1,8, voire 2 enfants par femme dans les années 2000, pour redescendre à nouveau à 1,5-1,6 dernièrement. Des politiques plus ciblées d’aide à la petite enfance et à l’insertion professionnelle des mères a pu jouer un rôle, mais la tendance générale reste celle-ci : les pays avec un niveau de vie plus élevé ont des taux de natalité qui se situent en dessous du seuil de remplacement. Et au-delà de cette question, il y a aussi la question de l’immigration. Le Japon, par exemple, ainsi que l’Italie et l’Allemagne, ont des taux de natalité inférieurs au taux de remplacement depuis des décennies, mais contrairement à l’Italie et à l’Allemagne, le Japon a des politiques migratoires très restrictives. Ce qui fait que sa population diminue beaucoup plus rapidement que celles de l’Italie et de l’Allemagne. Ces deux derniers pays connaissent une stagnation de leur population, principalement grâce à l’immigration.
Et qu’est-ce que vous pensez des facteurs culturels ? Est-ce qu’il y a une différence entre les deux pays ? Qu’est-ce que vous mettez d’un point de vue culturel ?
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G. FUSCO : Si on aborde la question des facteurs culturels, je pense qu’il y a une dimension intéressante qui mérite d’être explorée. On peut d'abord évoquer le modèle de la femme, qui a pu faire l’objet d’un décalage temporel entre l’Italie et la France. Ce modèle a évolué de manière assez similaire dans les deux pays mais, en Italie, ce changement a été plus tardif. On a longtemps eu une vision plus traditionnelle du rôle de la femme, qui restait davantage ancrée dans des modèles familiaux, alors qu’en France, ce modèle s’est transformé plus tôt. Les femmes en France se sont détachées plus rapidement de leur rôle traditionnel de mères et de femmes au foyer. En réalité, ce qu’il faut toujours souligner pour l’Italie, est la grande différence entre ses régions, ce qui est particulièrement vrais pour les modèles familiaux et de genre. Ces différences sont moins marquées en France, au moins si l’on se limite à la France métropolitaine. Ainsi, aujourd’hui le taux de natalité est beaucoup plus homogène parmi les régions françaises que parmi les régions italiennes. Et il ne s’agit pas d’une simple opposition Nord/Sud : les valeurs les plus élevées sont celles du Trentino-Haut Adige (1,51) dans le Nord et de la Sicile (1,35) dans le Sud, et les plus faibles sont celle de la Sardaigne (0,95), autre grande île dans le Sud, suivie de plusieurs régions des Apennins, au Sud et au Centre. Les grandes régions du Nord (Lombardie, Emilie-Romagne) ont des valeurs intermédiaires, autour de la moyenne nationale.
Cela dit, aujourd’hui, on observe une situation où, malgré des différences dans l’histoire de ces modèles familiaux, les deux pays présentent des taux de natalité qui tendent à converger. Ce que l’on pourrait ajouter à cela, c’est la question de l’attitude sociétale vis-à-vis de la prise en charge de la petite enfance, et comment cela est organisé dans les entreprises pour permettre aux femmes de concilier vie professionnelle et maternité. Je pense que cette question de l’investissement des parents dans les enfants est également un élément culturel important. En Italie, il semble qu’il y ait une attente culturelle plus forte quant à l’investissement des familles dans les enfants, même s’il faudrait s’en remettre à des études sociologiques ciblés pour évaluer les différences avec le cas français et leurs évolutions au fil du temps et au sein des différents segments de la société.
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Sur la question de la baisse de la natalité, si on met en place des politiques publiques pour inverser la tendance, quelles seraient selon vous les priorités à mettre en place ? Par exemple, l'aide financière, est-ce que c'est une solution efficace ?
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G. FUSCO : Vous posez une question complexe, pour laquelle je n’ai pas de réponse, n’ayant jamais travaillé sur l’efficacité des politiques publiques en matière de natalité. L’aide financière peut être une composante parmi d’autre, mais il y a des enjeux bien plus profonds, des questions de mode de vie, de confort, d’équilibre entre vie professionnelle et familiale, sur lesquelles d’autres politiques publiques peuvent intervenir, comme l’ont montré les pays scandinaves. En revanche, je peux comprendre que nos pays puissent se poser la question d’intervenir avec des politiques publiques sur ce domaine : il est lié à l’équilibre de nos systèmes économiques et sociaux, qu’on a du mal à maintenir aujourd’hui. Par exemple, dans notre pacte intergénérationnel, il y a un véritable défi à relever avec les générations futures : comment assurer une continuité, comment organiser la solidarité entre les générations. La question de la natalité est liée à tout ça : on est passé du cercle familial restreint à celui de toute une société, mais les personnes âgées sont toujours prises en charge par les adultes an âge de travailler et ces derniers se nourrissent constamment de jeunes qui rentrent dans le monde du travail. Ce qui semble particulièrement problématique dans plusieurs pays d’Europe du Sud est la difficulté pour les jeunes à avoir une situation professionnelle stable, à accéder à des logements convenables et à des services de garde d’enfants, et ensuite à concilier leur vie professionnelle et leur vie familiale : ce sont autant de freins aux projets d’avoir des enfants, qui ne seront pas simplement réglés par une aide financière, car il s’agit d’abord de questions d’organisation de la société.
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D’accord. Et est-ce que vous pensez qu’il est réaliste d’imaginer une société sans enfants dans les décennies à venir ?
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G. FUSCO : Ce n’est par réaliste. Peut-être dans certaines enclaves géographiques, dans certains contextes, mais à l’échelle d’un pays, ce n’est pas possible. Par exemple, aux États-Unis, on commence à voir des villes sans enfants, des villes où les personnes âgées vivent sans enfants et il y a des règles même pour en recevoir en visite. Mais ce sont des « épisodes », des espaces singuliers. A l’échelle d’un pays ou d’une civilisation, et ce n’est pas envisageable. Si on n’a plus de jeunes pour payer les retraites, pour faire tourner la machine économique, on est dans une impasse. C’est le système de solidarité intergénérationnelle qui est mis en péril. Quand on pense au système de retraite, qu’il soit par répartition ou par capitalisation, peu importe, c’est toujours les jeunes qui, par leur travail, financent les retraites des plus âgés. Si vous n’avez pas cette génération de jeunes, il n’y a plus d’équilibre. Alors, on peut imaginer un modèle économique où on essaye de compenser par la robotisation, mais même là, il y a des limites. Ce n’est pas avec des robots qu’on va régler tout, il y a des aspects humains qu’on ne peut pas remplacer.
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Et quels sont, selon vous, les impacts socio-économiques à long terme de cette érosion des liens intergénérationnels, particulièrement dans les sociétés vieillissantes ?
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G. FUSCO : Il y a plusieurs niveaux de réflexion. D’abord, je pense qu’aujourd’hui, on voit bien qu’il y a un détachement des liens familiaux. Dans certains pays, comme l’Italie, par exemple, on a encore une tradition très forte des liens familiaux. La famille avec plusieurs générations dans la même maison est désormais limité à certains espaces ruraux, mais il est très commun que les enfants prennent soin des parents âgés, avec l’implication également d’une main d’œuvre immigrée pour le rôle d’aidant à domicile. Le phénomène de personnes âgées isolée est néanmoins en augmentation, surtout dans les plus grandes villes. Dans d’autre pays, comme en France les structures de type EHPAD sont beaucoup plus usitées pour la prise en charge des personnes âgées non autonomes. Or, elles ont du mal à répondre à tous les besoins, et souvent, ça se traduit par des maltraitances, ou du moins des dysfonctionnements dans les soins. Si en Italie, il y a encore une attente sociétale assez forte pour que les familles prennent en charge les anciens, cela peut également avoir des conséquences négatives sur les projets familiaux de quarantenaires qui, une fois surmontées les difficultés des trentenaires (précarité professionnelle, logement), se retrouvent à devoir s’occuper des parents âgés au moment même où ils envisagent finalement d’avoir des enfants. La question de la double charge mentale, notamment pour les femmes, est une question importante. En Italie, où les liens familiaux sont encore assez forts, on parle parfois de la triple charge mentale, parce qu’il faut gérer à la fois les enfants, les parents âgés, et aussi la vie professionnelle. Tout cela crée une pression énorme, et ça peut effectivement avoir des effets sur les choix personnels. C’est un problème qu’on voit de plus en plus dans les sociétés vieillissantes.
Et selon vous, l’aménagement urbain joue un rôle dans cette baisse de la natalité ?
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G. FUSCO : Je pense que l’aménagement urbain a un lien indirect, mais il n’est pas forcément évident. On peut dire que, dans certaines grandes villes, la vie urbaine, avec la pression de la vie professionnelle, de la mobilité, du stress, du cout du logement, peut poser des difficultés aux projet de famille ou repousser géographiquement les lieux de résidence de la vie familiale vers la périphérie. Mais, encore une fois, je ne pense pas que ce soit le seul facteur pour expliquer la baisse de la natalité. Cependant, ce qui est intéressant, c’est que, au fur et à mesure, l’aménagement urbain est invité à s’adapter à une population vieillissante. C’est une vraie question. Jusqu’à présent, nos villes ont été pensées pour les jeunes célibataires dynamiques, dans leurs centres, ou pour des familles avec enfants, dans leurs périphéries. Mais avec le vieillissement de la population, on commence à réfléchir à des modèles plus adaptés aux seniors, avec des villes plus compactes, plus accessibles et en même temps plus conviviales, avec des espaces publics qui prennent en compte le besoin de mobilité des personnes âgées. On parle aujourd’hui de la ville du quart d’heure, où tout serait accessible à pied ou à vélo. Cela pourrait effectivement avoir un impact sur la qualité de vie de tous, pour peu que l’on prête attention à la mixité intergénérationnelle et on ne dérive pas vers des solutions type « villes des seniors ». Une ville des courtes distances plus conviviale et une offre de logements abordables peut bien évidemment faciliter les projets familiaux des jeunes couples. Mais je ne crois pas que l’urbanisme ait une prise directe sur la natalité, comme vous le formulez dans votre question.
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